dimanche 6 juillet 2014

La mort d’un fantasme (chapitre II) ou Le mollet de la Loutre



Il y a quelques années, je travaillais dans un bureau dickensien au cœur de Londres. Une maison d’édition spécialisée avec, à sa tête, un infâme Gripsou anachronique qui régissait sa compagnie comme en 1830.  Nous étions une armée de petits ramoneurs, tout juste diplômés, qui s’étaient fait leurrer par une annonce étincelante de promesses dans le quotidien anglais le plus libéral.

Deux choses m’ont permis de survivre : une complicité rieuse, d’une immédiateté enfantine, avec mon voisin d’en face, et la primale aura sexuelle de mon chef d’équipe. 
Avec son grand corps puissant et sa démarche de gorille Alpha, il avait l’air d’un chasseur antique. Pas un métro-sexuel aux subtils airs intellectuels, ou un de ces garçons aux traits fins à qui l’on a envie de tresser les cheveux tant ils sont jolis. 

C’était un homme.



Un vrai.

Il émanait de lui quelque chose de terrestre et de rugueux. Il était très clair qu’il saurait survivre dans la jungle sans téléphone portable, GPS ou sandwich.
Son sens de l’humour était approximatif, il était socialement maladroit, son poste l’autorisait à me donner des ordres et il avait l’air de se prendre très au sérieux, mais c’était indiscutablement une bombasse.  

C’est une disposition schizophrène que je n’ai eu à l’égard de personne d’autre : une attirance sexuelle frisant l’indécence couplée à une indifférence intellectuelle totale. Il m’émoustillait et m’ennuyait simultanément. J’étais froide, hautaine, mauvaise, mais je me serais damnée pour un baiser. 

Un amour de maternelle, en somme.

Très vite, un fanclub se développa. 

(Une bombe sexuelle lâchée au coeur d’un bureau peuplé de midinettes et de gays sous-payés ne passe pas inaperçue.)

Pour pouvoir me pâmer en toute discrétion, sans que la compétition ne se doutât de mes penchants, il fallut trouver un pseudo à la bête. Je la surnommai : la Loutre.
On frôla la catastrophe lorsqu’un jour la loutre, qui était une cycliste accomplie - et trop mâle pour opter pour un minable serre-pantalon - arriva au bureau le mollet droit nu, ayant oublié de dérouler son pantalon après ses exploits sportifs.

Il y eut des soupirs, 

             des palpitations, 
      
                   une vague de malaises

                             et quelques sanglots.
 

Car qui n’a pas vu le mollet de la loutre n’a pas vécu.
 
Je savais que je ne pouvais quitter cette terre sans avoir passé une nuit entre ses bras. Le monde a beau être cruel, il n’est pas idiot. Il savait que je ne renoncerais jamais


Des années plus tard, mon vœu a été accompli. 

 La loutre et moi consommâmes enfin notre union. 



C’était durant mon année de célibat. 
Je pensais que l’univers répondait enfin à mes prières et qu’il me récompensait d’avoir été si sage. Il m’a offert la loutre, empaquetée et enrubannée, sur un plateau d’argent. Il m’a dit : éclate-toi, ma fille.
Je ne me suis pas faite prier.
 
La loutre  se cogna la poitrine en grognant mâlement 
avant d'empoigner notre jeune héroïne par sa (blonde et soyeuse) cheveulure et de la traîner dans son antre pour lui réciter de doux poèmes d'amour (ahem) . 

C'était le script. Simple, efficace, brut.
La réalité fut, hélas, toute autre. Peau de bébé, craintive, complexée, la loutre était peu portée sur la violence ou les manifestations publiques d’affection.

Autant dire que le bureau des plaintes céleste a eu de mes nouvelles.
 
L’univers, peu impressionné par mon manque de gratitude, m’a retiré ce divin bonbon aussi sec.
Depuis, je vis une double perte : celle de ce corps qui m’était bizarrement familier et, surtout, celle de mon fantasme préféré, qui m’avait tenu chaud pendant 6 ans.


 

La mort d’un fantasme (chapitre I) ou Le monde s’en fout


J’ai passé les 13 dernières années de ma vie en couple. Pas auprès du même homme, et sans être exclusivement monogame. Je m’entichais à tous les coins de rue et flirtais joyeusement. J’ai embrassé des lèvres inégales et vécu de grandes tempêtes intérieures. 


Mais pendant 13 ans, j’avais de la tendresse sur commande. 
De l’amour au robinet. 

Sous mes pieds, ce beau filet de sécurité qui semble aller de soi, quand on a eu la chance d’être aimé avec constance. Une soupape qui me donnait un air gâté de fille unique et des poses d’héritière qui ne doute pas de l’amour de papa et exige son poney tout de suite



Mon entourage devait me trouver insupportable.

 
Puis un jour, sans prévenir, 
LE CÉLIBAT.

Je pensais que la terre entière se réjouirait de ma liberté retrouvée.
Que le monde ouvrirait grands ses bras pour accueillir sa fille prodigue. 
Que mes amis seraient mes compagnons d’infortune et de voyages. 
Que mes ex se jetteraient à mes pieds pour me supplier de les reprendre.
 Que de sublimes inconnus me feraient la cour après un seul regard. 

 Ma vie était une fête qui ne demandait qu’à être célébrée. 


J’étais le seul élément manquant. 

Mais il n’y eût ni feux d’artifices, ni danse des 7 voiles. Aucune joue ne fut été souffletée, et nul duel ne fut déclaré pour mes beaux yeux. 

La vague de sympathie généralisée m’a portée quelque temps, avant de s’écraser sur moi. 


Après ça, marée basse. 
La marge de compassion qui m’était allouée était de 3 mois. Une fois ce délai atteint, les amis ont, avec soulagement, pu se remettre à consacrer leur énergie à l’analyse de leur nombril - tout comme je n’avais d’yeux que pour le mien.
C’était donc la mort d’un premier fantasme. Celui où je me voyais l’héroïne de mon propre téléfilm - bonheur, traumatisme, disette sentimentale, traversée du désert, et – enfin – bonheur retrouvé (puis gloire, richesse et jalousie universelle, redorant ainsi le blason terni par mon escale dans la rude réalité). J’ai dû me reconstruire une base nouvelle sur un terrain aride mais libérateur : la conscience que je n’étais pas plus ni moins importante que les autres – une créature lambda qui essaie tant bien que mal de faire son bonhomme de chemin dans le monde.